Tuesday, February 7, 2017

Joseph Stiglitz : « Les perdants de la mondialisation sont les premières victimes de Trump » En savoir plus sur


LE MONDE ECONOMIE
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Le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, à Paris, lundi 30 janvier.
Aux Etats-Unis, les perdants de la mondialisation ont voté pour Donald Trump. Ils seront déçus. Pire, le projet protectionniste du nouveau président américain pénalisera d’abord les classes populaires, expliquent le Prix Nobel d’économie (2001) Joseph Stiglitz et Gaël Giraud, chef économiste de l’Agence française de développement directeur de recherche au CNRS. Ils appellent l’Europe à résister au piège populiste. Et à profiter du repli américain pour réécrire la gouvernance économique mondiale sur des bases plus équilibrées.
Vous dénoncez depuis des années les excès de la mondialisation, qui alimentent la hausse des inégalités. Le protectionnisme prôné par Trump peut-il être une solution ?
Joseph Stiglitz : Non. L’ironie est que les personnes qui ont le plus souffert ces vingt-cinq dernières années en seront les premières victimes. Le programme de Donald Trump risque d’enclencher un cercle vicieux. En réduisant les impôts pour les plus riches, il va creuser le déficit. Ce déficit devra être financé par l’entrée de capitaux étrangers, ce qui fera mécaniquement monter le dollar, tout comme les restrictions au commerce qu’il veut imposer. Or, le dollar fort va pénaliser durement le secteur industriel exportateur. M. Trump sauvera peut-être quelques centaines de jobs en convainquant des usines de ne pas délocaliser, mais cela ne compensera pas les emplois ainsi perdus.
Gaël Giraud : Le bassin atlantique nord court le risque de suivre le même chemin que dans les années 1930. L’économiste Karl Polanyi l’a très bien décrit dans La Grande Transformation, en 1944 : la privatisation des ressources naturelles, du travail et de la monnaie amorcée depuis la première vague de mondialisation, à la fin du XIXsiècle, a conduit à une hausse des inégalités, au chômage et une dépression déflationniste après le krach financier de 1929 intolérables pour les sociétés ouest-européennes. Ces évolutions ont provoqué une forte réaction populiste, analogue à ce que nous observons aujourd’hui. La question est de savoir si nous saurons éviter les sorties de route antidémocratiques des années 1930, y compris, et c’est nouveau, outre-Atlantique.
Si le protectionnisme n’est pas une réponse, comment mieux protéger les victimes de la mondialisation ?
JS : La première priorité est de les aider à se former, afin qu’ils acquièrent les compétences leur permettant d’occuper de nouveaux emplois. Mais il faut également créer de nouveaux jobs, notamment dans les services. Notre société peut décider d’allouer plus de ressources aux secteurs tels que la santé ou le soin aux personnes âgées, afin d’y assurer des salaires décents. Où trouver ces ressources ? En augmentant l’imposition des plus aisés, par exemple. Ou bien en réduisant nos dépenses militaires, qui entretiennent un armement correspondant à celui de la guerre froide, plus du tout adapté aux enjeux d’aujourd’hui, tels que le terrorisme.
Les relocalisations ne sont-elles pas susceptibles de créer des emplois ?
JS : Non. Prenons l’exemple de l’automobile. Trump assure qu’il créera des emplois dans le secteur en taxant les importations d’automobiles ou pièces détachées venant du Mexique. Il ne semble pas comprendre que sans ces pièces importées à bas coûts, les véhicules produits aux Etats-Unis coûteront plus cher ! L’industrie américaine ne restera compétitive que si elle continue de prendre part à la chaîne d’approvisionnement mondiale. En outre, il ne faut pas se leurrer. Les emplois industriels ainsi conservés seraient en compétition directe avec ceux des pays à bas coûts, ce qui tirera les salaires vers le bas.
Les grands travaux promis par le nouveau locataire de la Maison Blanche bénéficieront-ils à la croissance ?
JS : Il n’est pas impossible qu’une fois les réductions d’impôts pour les plus riches votées, les Républicains se divisent au Congrès et que le plan de relance s’arrête là. Mais même s’il est mis en œuvre, il n’est pas certain qu’il contribue à l’activité. Les républicains vont se confronter au même problème que Barack Obama à son arrivée : il faut au moins trois ans pour engager des projets d’infrastructures ambitieux, le temps d’acquérir les terrains, monter les plans, etc.
Ce ne sont pourtant pas les besoins qui manquent en la matière : les Etats-Unis n’ont pas assez de liaisons autoroutières entre les villes, sans parler du besoin de financer la transition énergétique. Mais les républicains ne croient pas au changement climatique…
GG : Un grand programme d’investissement en faveur de la transition écologique est pourtant une vraie piste pour sortir de la trappe déflationniste et de la stagnation séculaire qui menacent l’Occident et le Japon. Le monde a besoin de 90 000 milliards de dollars [83 400 milliards d’euros] d’investissements dans les infrastructures vertes au cours des quinze prochaines années si nous voulons honorer l’engagement pris par la communauté onusienne à la COP21 de maintenir le réchauffement climatique en dessous des +2°C. C’est cela, l’équivalent contemporain du New Deal des années 1930.
La remontée des cours du pétrole profitera-t-elle à l’économie américaine ?
GG : C’est là un autre paradoxe du programme de Donald Trump : il souhaite voir les prix de l’or noir augmenter, notamment pour favoriser son partenaire Vladimir Poutine, et pour rendre rentables les grands projets pétroliers en Arctique ou en Sibérie dans lesquels Exxon est impliqué. Seulement, Joseph Stiglitz vient de le rappeler : son programme va sans doute pousser le dollar à la hausse. Or, depuis 2002, il y a une forte corrélation négative entre pétrole et dollar : quand le billet monte, le prix du baril baisse, et vice versa.
Quelles conséquences le dollar fort peut-il avoir sur la croissance mondiale ?
JS : Beaucoup de pays émergents ont un important stock de dettes libellé en dollar. Avec une flambée du billet vert et une remontée des taux d’intérêt, le monde pourrait se retrouver confronté à une crise dans certaines nations émergentes. Et cela risque d’entraîner un ralentissement de la croissance mondiale.
Après les accords commerciaux, Trump veut remettre en cause les engagements sur le climat. Les Etats-Unis peuvent-ils s’abstraire de la gouvernance économique mondiale ?
JS : Trump est en train de détruire l’ordre géopolitique mondial en place depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Les Etats-Unis vont maintenant se replier hors de la communauté internationale. J’espère que le reste du monde en profitera pour créer un nouveau cadre institutionnel et de nouvelles règles.
Dans quatre ans, il y aura peut-être un autre président américain qui décidera de rejoindre à nouveau le club. En un sens, la dépendance envers les Etats-Unis était devenue trop forte. Notre pays s’en est parfois servi pour promouvoir les intérêts de ses multinationales ou faire obstacle à la conclusion de certains grands accords internationaux. On l’a vu à l’Organisation mondiale du commerce, où les Etats-Unis ont préféré bloquer toute avancée commerciale plutôt que de renoncer à leurs subventions sur le coton.
GG : De nouveaux arrangements se dessinent déjà entre émergents comme le Brésil, l’Inde, la Chine, la Russie. Ils sont en train de mettre en place leurs propres banques de développement et s’efforcent de réduire leur dépendance à l’égard du système né à Bretton Woods, ou de réformer ce dernier à leur avantage. L’ère Trump pourrait donner un nouvel élan à la Chine pour devenir le leader de ces pays et forger un ordre international à sa façon. Cela sera-t-il positif, en particulier en Afrique ? Cela dépend en grande partie de l’aptitude de l’Afrique à se protéger contre la prédation de ses ressources naturelles.
Quant aux traités bilatéraux, ils instituent une forme de mondialisation distincte de l’architecture du droit international onusien promue dans les années 1990 par des socialistes français comme Jacques Delors et Pascal Lamy. Qu’ont-ils apporté aux pays concernés ? L’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) est un désastre pour le Mexique. Et les simulations du Canada comme de la Commission européenne montrent que l’Accord économique et commercial global (CETA) n’apporterait aucun gain macroéconomique à l’Europe.
Le bilan de Barack Obama peut-il expliquer la victoire de M. Trump ?
JS : Il y a contribué, même si les véritables raisons sont la mondialisation et, encore plus, le progrès technique. Obama a reconnu le problème des inégalités. Mais on peut lui reprocher d’avoir trop cherché les solutions à la crise auprès de conseillers issus du monde de la finance dont le souci était d’abord de sauver les banques. Obama est fier d’avoir remis l’économie en marche mais c’est surtout les 1 % les plus riches qui en ont profité. D’une certaine façon, cela a empiré la situation sur le terrain des inégalités : les travailleurs ordinaires les moins favorisés ont perdu confiance dans les institutions. Cela a permis à Trump de remporter son OPA hostile sur un parti républicain dont il ne partage les vues ni sur le commerce ni sur le déficit.
L’Europe peut-elle éviter le piège populiste ?
GG : L’échec et la tragédie ne sont pas déjà écrits. L’Europe a même aujourd’hui une occasion unique de jouer un rôle plus important sur la scène internationale. Mais il va falloir un véritable élan politique et dépasser les tensions entre créanciers du nord de l’Europe et les débiteurs du Sud.
JS : L’Europe doit surtout se détourner plus franchement des politiques d’austérité. Pour éviter le désenchantement et le populisme, il faut montrer que la politique économique est efficiente. De gros investissements, une relance budgétaire utilisée à bon escient, peuvent produire des résultats à court et plus long terme. Une réforme de la gouvernance dans la zone euro est également nécessaire.
En fait, je suggère l’opposé de Trump. Il croit qu’en abaissant les autres, il se grandit lui-même. C’est l’une de ses idées les plus détestables. Quand il dit espérer l’échec de la zone euro, c’est qu’il pense en tirer des bénéfices pour les Etats-Unis. C’est tellement stupide. En réalité, une Europe plus forte est meilleure pour le monde et l’Amérique. Il voit le jeu international comme un jeu à somme nulle et sa politique risque en fait de ne faire que des perdants.
L’Europe doit-elle continuer à défendre le libre-échange face à un président protectionniste ?
JS : Il faut maintenir un système mondial ouvert. Si on se referme, on va perdre. Mais la mondialisation doit être pensée de façon à protéger les perdants – et il y en a. Des questions légitimes se posent aussi sur le bien fondé de certains accords commerciaux. Prenons le TTIP [Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement entre l’Union européenne et les Etats-Unis] : son effet positif était estimé à 0,15 point de produit intérieur brut après quinze ans. Autant dire rien. Le TTIP n’était pas un accord commercial. C’était un accord d’investissement pour restreindre la régulation et avantager les grosses firmes.
GG : Il nous faut une autre mondialisation. La libéralisation des mouvements de capitaux a apporté des gains de croissance extrêmement faibles à l’échelle du globe tout en favorisant l’évasion fiscale, qui pénalise les plus faibles. Or, l’échange des idées et des personnes compte au moins autant que la fluidité des mouvements de capitaux. Fermons les paradis fiscaux et ouvrons des programmes Erasmus Mundus !

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